Après le cinéma, le design.

Chantier ?

Cette recherche est née d’une certaine perplexité face aux questionnements des étudiant·s : difficultés à se positionner dans un avenir professionnel, dans la société actuelle, dans leur propre démarche de designer, et leurs envies créatives. Avec une question qui plane et qui rôde dans nos environnements : tout arrêter ou faire encore ? Suivre l’exemple d’Elise Sanceaume, issue de la première promotion du DSAA (2013) pour devenir maraîchère bio dans le Perche ou faire encore ?
Comment faire ? Faire plus écologique, plus réflexif, plus critique ? Mais il nous semblait comme une impasse de devoir faire plus, comme un dépassement dont l’impasse était écrite dans les gènes d’un troisième terme, il nous a semblé fécond de tenter de faire encore. Oui, mais comment ? Comment faire dans tous les sens du terme ? Doit-on faire appel à la sociologie, à l’ethnologie pour produire un design plus proche de nos aspirations actuelles ? Là encore, nous avons souhaité creuser « ailleurs ». En allant chercher du côté du cinéma, une discipline peu usitée en design - qui ne va pas de soi - pour deux raisons. La première, c’est parce que le cinéma se cherche aussi. Où est le cinéma ? Nous sommes passés depuis longtemps d'une question ontologique (Bazin, 1962) à une question topographique (Casetti, 2016). Cette difficulté de localisation nous a semblé une piste intéressante pour savoir comment faire encore. La deuxième, c’est que nous travaillons déjà la question narrative dans le design selon une analyse du cinéma qui sert de grille de lecture pour positionner le design. Une position d’ailleurs en tension (donc féconde ?), comme on va le voir, entre la mécanisation (Huyghe, 2012), et la conversation (Cavell, 2017).
Une fois cette intuition posée, comment poursuivre ? Deux options.
La première, en allant chercher le cinéma, non pas pour travailler le design avec le cinéma – comme une discipline avec laquelle on s’hybride – mais bien de poser le design comme l’après du cinéma : faire encore du design après le cinéma ; poser le design comme une poursuite du cinéma. Questionner la possibilité d'interroger le design depuis le cinéma, ce qui nous amènera sans doute dans un second temps à se questionner aussi la localité du design.
Se positionner « après », donc, comme une suite et non comme un hybride. Là où s’arrête le cinéma, le design peut-il se positionner comme une « reprise » ? L’hypothèse est d’aller chercher la fonction d’usage propre au design (Duhem, 2024), notamment en travaillant la question de l’utilité dans l’art par la recherche-création.
La seconde, c’est de questionner avec la pensée du cinéma. Il s’agit de « reprendre » un questionnement appliqué au cinéma au design, pour rebattre la question de l’action et de l’usage en imaginant la possibilité de prendre l’image comme action. On peut voir du côté de ce qu’a pu faire Deleuze sur Bergson. Après tout, l’image-action agit sur elle-même tout en renvoyant à un système de coupes mobiles dans la durée, ouvrant une brèche dans l’immuabilité de la totalité. Nouveau jeu dans un système de référence… critique de la totalité… ce sont des pistes possibles pour relier le cinéma au design. Faut-il plutôt s’extirper de cette pensée du cinéma pour rendre plausible notre hypothèse de faire encore du design après le cinéma ? Nous nous sommes également intéressés à la reprise en main du cinéma (Huyghe, 2012), non pas dans sa thématisation, mais dans sa mécanisation. Peut-on reprendre en main un cinéma sans histoire qui se déroule mécaniquement sur notre perception ? Est-ce que le design a un rôle à jouer, par exemple dans la VR qui se pose comme un cinéma inversé, où la mécanisation du temps n’a plus cours ?

À la recherche de Stanley Cavell

L’hypothèse est d’aller voir du côté de Stanley Cavell, comme une poursuite du statut du spectateur déjà travaillé par Pierre-Damien Huyghe. Pour faire encore, après le cinéma, il nous faut questionner ce qui se passe « après », quand le cinéma change de statut, passant d’une projection du monde pour « revenir » au monde, dans le design ? Le cinéma comme champ d’application d’un design qui rejoindrait les aspirations d’un art utile, où le design pourrait « agir » à la suite du cinéma : ce que le cinéma pose, le design peut le rendre actionnable dans le monde.
Comment travailler cette question de l’action, notamment d’un point de vue quasi moral en reprenant la question de Cavell, Le cinéma nous rend-il meilleurs (Cavell, 2010) ? En travaillant notamment les deux catégories critiques de Stanley Cavell, l’importance-signification et la modernité. Cavell pose le cinéma comme une expérience de vie qui nous importe (matter) et nous permet de retrouver notre subjectivité. Nous proposons d’expérimenter ces deux catégories au sein du design pour trouver une issue possible.
Dans les pas d’Emerson et Wittgenstein, Cavell structure la question de la reconnaissance au cœur de ce qu’il appelle la vérité du scepticisme. Nous ne pouvons surmonter le scepticisme par une connaissance nouvelle, mais bien par une reconnaissance qui s’exerce notamment dans le dispositif du cinéma, puis dans les films eux-mêmes. Il nous semble important de déplacer la question de la reconnaissance de la projection du monde (cinéma) à l’action dans le monde (design). Faire encore du design, non plus comme une discipline, un savoir-faire, mais comme une reconnaissance par le faire de l’état qui nous anime en tant que spectateur de cinéma. Sortir du scepticisme comme on sort du cinéma, à la manière d’Éric Rondepierre peut-être, d’abord pour croire au monde (Cavell, 2019), ensuite pour y produire quelque chose avec cette croyance dans le monde : c’est à cet endroit que notre recherche se positionne « après » le cinéma.

Après le cinéma, le design

Quelles sont les pistes pratiques de ce faire encore ? La première, la plus simple, est un usage opérationnel (OSINT). La deuxième hypothèse dans la reprise en main du cinéma s’articule autour ce qui pourrait s’expérimenter dans le design comme une possibilité de sortir du scepticisme par la production de narrations d’usages. Ce que le cinéma a permis, notamment selon Cavell par l’usage du langage ordinaire, pourrait se retrouver dans des artefacts qui servent de modèles d’usages moraux – dont le potentiel d’action dans la crise climatique devient concret –, à rebours des modèles hyporéels (Wendy Hui Kyong Chun, 2023). La troisième est de produire des images du monde, non plus comme une capture, mais une fabrication du monde (transformation digitale du cinéma) : le cinéma, dans sa digitalisation, produit des formes qui dépassent sa forme expérimentale et narrative pour aller vers des situations de design. Le cinéma n’est plus affaire de cinéaste, mais de designer, parce que si le cinéma permet de se réapproprier le monde en retrouvant sa subjectivité projetée dans un univers où nous ne sommes pas présents, le design permettrait d’agir sur les images et récits du monde. Un cinéma, au sens large, de designer. Ce cinéma doit-il ou non sortir de la thématisation ? Disons qu’il devra sans doute créer de nouveaux imaginaires opératoires fondés sur l’imaginaire commun du cinéma pour y retrouver un sens politique. Cette recherche s’éprouve sur le terrain de l’expérience de vie et du rôle du design par rapport à cette expérience où celle-ci pourrait être ce que nous n’arrivons pas à faire, mais que nous souhaitons faire encore.
Le premier travail de designer graphique que nous avons engagé avec les étudiants a été réalisé avec le concours du designer Jonah Marrs sur de la basse électronique. Il s’agissait d’établir une sorte de niveau zéro du projet : travailler l’importance du cinéma dans nos vies, tout en agissant sur les couches initiales de l’image. Reprendre main sur l’image, reprendre pied sur la technique, sur le processus de production de l’image ; ne pas laisser le cinéma se défiler dans sa mécanisation. Non plus croire, mais reprendre sa subjectivité, tout autant que s’inscrire dans une archéologie des médias, revenir à des techniques analogiques. En intervenant sur le signal, en actionnant capteurs et flux, en « raccordant » des opérations au cœur de l’image, nous avons commencé à interroger ces fameuses situations produites par le cinéma dont on sort « choqués » (Benjamin, 1939). Après tout, pourquoi le cinéma aurait-il besoin du design comme terrain de son accomplissement ? En étant « non attendu » (Huyghe, 2012), en se révélant comme le mode opératoire de notre subjectivité (Cavell), on peut faire l’hypothèse que la reprise en main du cinéma par le design retrouve une utilité, non plus parce qu’il produit des récits, mais des gestes et des usages pour faire encore.


Bibliographie

Bazin André, Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Le Cerf, 1962.
Benjamin Walter, L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, trad. Frédéric Joly, Paris, Éd. Payot & Rivages, coll. « Petite bibliothèque Payot », 936, 2013, 1 vol., Country: FR couv. ill. en coul. 17 cm. Traduit à partir de l’édition de 1939.
Casetti Francesco, « The Relocation of Cinema », Reframe books, p. 569 615, University of Sussex, Shane Denson et Julia Leyda, 2016.
Cavell Stanley, Le cinéma nous rend-il meilleurs ?, trad. Christian Fournier, Montrouge, Bayard, coll. « Le temps d’une question », 2010.
———, À la recherche du bonheur : Hollywood et la comédie du remariage, trad. Christian Fournier et Sandra Laugier, Paris, Vrin, coll. « Philosophie du présent », 2017.
———, La projection du monde suivi de Supplément à La projection du monde : réflexions sur l’ontologie du cinéma, trad. Christian Fournier, Paris, Vrin, coll. « Philosophie du présent », 2019.
Deleuze Gilles, L’Image-mouvement, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1983.
———, L’Image-temps, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1985.
Duhem Ludovic, « Design Arts Medias | Fonction et usage. Esquisse d’une théorie pour penser les artefacts en design » https://journal.dampress.org/issues/design-et-arts-plastiques-points-de-convergence/fonction-et-usage-esquisse-d%27une-theorie-pour-penser-les-artefacts-en-design, consulté le 25 décembre 2024.
Hui Kyong Chun Wendy, Codes, races, climat, habitudes : Implications sociales de la numérisation, Dijon, les Presses du réel, coll. « Artec », 2023
Huygue Pierre-Damien, Le cinéma avant après, Paris, De l’incidence, 2012.